L’obligation légale de l’UE de criminaliser le non-sauvetage en mer – Droit et politique de l’UE en matière d’immigration et d’asile

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Par les professeurs Elspeth Guild, Queen Mary University of London & Valsamis Mitsilegas, University of Liverpool

En septembre 2022, le rapport tant attendu de l’OLAF (Office européen de lutte antifraude) sur Frontex a été officieusement rendu public. Son contenu avait été mis à la disposition de la commission LIBE du Parlement européen plus tôt dans l’année et le directeur de Frontex a démissionné fin avril, conséquence directe du contenu accablant du rapport. Le rapport expose de manière très détaillée huit cas où le personnel de Frontex : (a) a été témoin mais n’a rien fait pour arrêter les refoulements illégaux de bateaux remplis de personnes cherchant à demander une protection en Grèce, (b) n’a pas signalé d’incidents graves violations des droits ou (c) déplacé les avions de surveillance afin qu’ils n’enregistrent pas de preuves de refoulements illégaux. Il est clair que ces actes illégaux et dissimulations méticuleusement documentés sont représentatifs plutôt que définitifs des activités malheureuses de l’agence dans l’est de la mer Égée depuis l’ouverture des opérations de Frontex là-bas.

Comme l’indique le rapport de l’OLAF à la section 1.5.4.2, l’un des éléments clés du cadre juridique dans lequel ces actions sont considérées comme illégales est l’article 98 de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS). Cet article exige que : «chaque État exigera du capitaine d’un navire battant son pavillon, dans la mesure où il[she] peut le faire sans danger grave pour le navire, l’équipage ou les passagers :

  • prêter assistance à toute personne trouvée en mer en danger de se perdre;
  • procéder avec toute la célérité possible au sauvetage des personnes en détresse, s’il est informé de leur besoin d’assistance, dans la mesure où une telle action peut raisonnablement être attendue de lui ;
  • après un abordage, de prêter assistance à l’autre navire, à son équipage et à ses passagers et, si possible, d’informer l’autre navire du nom de son propre navire, de son port d’immatriculation et du port le plus proche auquel il fera escale.

Chaque Etat côtier doit promouvoir l’établissement, le fonctionnement et le maintien d’un service de recherche et de sauvetage adéquat et efficace concernant la sécurité sur et au-dessus de la mer et, lorsque les circonstances l’exigent, au moyen d’arrangements régionaux mutuels, coopérer avec les Etats voisins à cette fin. »

C’est ce qu’on appelle le devoir d’assistance aux personnes en détresse et qui s’applique à tous les navires. La CNUDM a été ratifiée par l’UE par la décision 98/392 du Conseil, ce qui signifie que l’UE est également liée par tous les droits et obligations découlant de la CNUDM, qui relèvent des compétences de l’UE. Comme le souligne le rapport de l’OLAF, parmi les situations couvertes par l’article 98 de la CNUDM figurent celles où les bateaux sont fortement surchargés et n’ont pas une propulsion suffisante pour avancer vers un port, en particulier si les conditions de mer sont agitées. Selon l’OLAF, lorsque les autorités n’interviennent pas dans de telles circonstances ou comme, dans les cas qu’il a examinés, créent un danger supplémentaire pour le bateau et ses passagers, il existe un argument solide selon lequel « une violation manifeste de l’obligation » de sauvetage en vertu de l’article 98 UNCLOS a eu lieu.

L’OLAF rejette en outre l’argument selon lequel, étant donné que Frontex n’a été qu’un témoin des actes illégaux (au moins dans certains cas) et que les actes illégaux ont été commis par les garde-côtes grecs, Frontex elle-même n’est pas responsable. Selon l’OLAF, Frontex est tenue par l’obligation de l’UE en matière de droits fondamentaux de déployer des efforts raisonnables pour garantir que tous les participants, et pas seulement son propre personnel, agissent conformément aux droits fondamentaux. Plus la violation des droits fondamentaux est persistante, plus on peut s’attendre à ce que Frontex prenne activement des mesures pour y mettre un terme. Cela ne s’est pas produit, comme le montre le rapport.

Ainsi, l’UE, par l’intermédiaire de l’une de ses agences, Frontex, a enfreint son obligation au titre de l’article 98 de la CNUDM, une violation qui s’est poursuivie au fil du temps et comprend au moins huit exemples spécifiques et parfaitement documentés. Que devrait faire ensuite l’UE ?

Comme l’UNCLOS est un accord international (bien que contraignant pour l’UE), il ne précise pas quelle sanction devrait accompagner une violation de cette disposition, et encore moins une sanction flagrante et soutenue sanctionnée par le directeur même d’une agence de l’UE. Cela relève du droit national ou, dans ce cas, de l’UE elle-même. L’article 83, paragraphe 2, du traité sur la fonction de l’Union européenne dispose : «Si le rapprochement des législations et réglementations pénales des États membres s’avère indispensable pour assurer la mise en œuvre efficace d’une politique de l’Union dans un domaine qui a fait l’objet de mesures d’harmonisation, des directives peuvent établir des règles minimales en ce qui concerne la définition des infractions pénales et des sanctions dans la zone concernée… » Il est évident que la mise en œuvre effective d’une politique de l’Union, c’est-à-dire en ce qui concerne l’obligation de sauvetage en mer, qui fait partie de la politique des transports de l’UE, est menacée. Cette obligation découle de la ratification par l’UE de la CNUDM et de son obligation correspondante en droit international. L’anarchie dont a fait preuve l’une des propres agences de l’UE, Frontex, qui a encouragé les garde-côtes nationaux à agir avec une apparente impunité en violation du droit de l’UE, rend indispensable le rapprochement du droit pénal de l’UE afin de sanctionner efficacement de tels actes qui enfreignent à la fois la CNUDM et la Charte des droits fondamentaux.

L’UE devrait donc adopter une directive obligeant les États membres à criminaliser toute action contraire à l’article 98 de la CNUDM. Le TFUE contient une base juridique expresse pour un tel instrument, l’article 83, paragraphe 2. Dans le cadre de cette base juridique de «criminalisation fonctionnelle» (Mitsilegas, Droit pénal européen, dur, 2nd ed, 2022, chapitre 2), l’Union est compétente pour adopter des infractions pénales et imposer des sanctions pénales lorsque le rapprochement s’avère indispensable pour assurer la mise en œuvre effective d’une politique de l’Union dans un domaine qui a fait l’objet de mesures d’harmonisation. Cette base juridique a été utilisée pour adopter le droit pénal matériel de l’UE afin de garantir la mise en œuvre effective de la politique de l’UE dans des domaines aussi divers que la protection de l’environnement (la directive sur la criminalité environnementale) et l’intégrité du marché intérieur/des marchés financiers (la directive sur les abus de marché ).

L’article 83, paragraphe 2, peut clairement servir de base juridique pour une directive introduisant des infractions pénales et imposant des sanctions pénales en cas de non-sauvetage en mer, car une telle incrimination est essentielle pour la mise en œuvre efficace de la politique des transports de l’Union. Le lien entre le sauvetage en mer et la politique des transports de l’UE a été récemment affirmé par la CJUE dans son Montre de la mer gouvernant. Le droit pénal est essentiel pour la mise en œuvre efficace de la politique des transports de l’UE en garantissant que l’obligation de sauvetage en mer est exécutée de manière significative et efficace, dans le plein respect du droit de l’UE, y compris de la charte des droits fondamentaux.